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Documents arabes et swahilis de la diaspora congolaise en Tanzanie. Mission exploratoire à Bagamoyo (février 2025)

Une contribution de Jihan Safar (post-doctorante Marie Curie, ULB) et Xavier Luffin (Professeur, ULB)

Résumé. – En février 2025, Jihan Safar et Xavier Luffin ont effectué une mission exploratoire à Bagamoyo, sur la côte tanzanienne, à la recherche de l’héritage écrit de la communauté originaire du Maniema (RDC), et notamment de la famille du célèbre Cheikh Ramiya, membre important de la confrérie soufie de la Qadiriyya.

Les travaux de notre équipe de Kalamu na wino portent essentiellement sur les usages de l’écriture arabe au Congo (actuelle RDC), qu’elle s’applique à la langue arabe ou au kiswahili. La fermeture provisoire du terrain congolais nous a amenés à explorer des terrains alternatifs. Parmi ces derniers, Bagamoyo, ville située sur la côte est de la Tanzanie face à l’île de Zanzibar, occupe une place toute particulière : au 19e siècle, Bagamoyo était l’un des points de départ et d’arrivée des caravanes de commerçants arabo-swahilis impliquées dans le commerce de l’ivoire et des esclaves, ces derniers étant transportés de l’intérieur des terres vers la cité portuaire de Bagamoyo pour être ensuite débarqués à Zanzibar. En effet, parmi les nombreuses routes commerciales, l’un des principaux axes s’étendait de l’est du Congo (le Maniema) jusqu’à Bagamoyo, en passant par Kigoma, Tabora ou Ujiji.

Bagamoyo, carrefour des circulations religieuses

Une première visite à Bagamoyo avait été effectuée par Jihan Safar et Shaibu Champunga, également membre de notre équipe et doctorant à l’ULB, en janvier 2025, afin d’établir les premiers contacts. En février, nous sommes retournés à Bagamoyo. Notre objectif était d’identifier des sources arabes et swahilies, notamment des archives familiales, et de nous entretenir avec les membres de la communauté originaire du Maniema installés depuis des générations dans cette ville autrefois arabe, mais aussi ailleurs dans le pays, communauté que l’on nomme encore aujourd’hui Wamanyema, littéralement « les gens du Maniema. » La grande ville portuaire de Dar es Salam, ancienne capitale du pays, abrite d’ailleurs une mosquée appelée Masjid Manyema, « la mosquée du Maniema », dans le quartier populaire de Kariakoo.

Parmi les nombreux facteurs qui participent à expliquer notre intérêt pour Bagamoyo, figure le Cheikh Yahya Ramiya (1853-1932). Originaire du Maniema et capturé enfant au Congo, le Cheikh Ramiya fonde vers 1905 la branche de la Qadiriyya (al-Qādiriyya en arabe) de Bagamoyo, l’une des plus importantes confréries soufies en Tanzanie et plus généralement en Afrique de l’Est, y compris dans l’est de la RDC. L’accès à la famille Ramiya nous été rendu possible par la médiation du Cheikh Omar bin Yahya Ramiya, en présence de Ramazani Muhsin, un muridi (disciple) de la Qadiriyya. Ramazani nous a permis de rencontrer plusieurs membres de la famille du Cheikh Yahya Ramiya, dont son arrière-petite-fille, elle-même une muridi, ainsi qu’une de ses petites-filles, qui ont notamment mentionné le rôle actif des épouses et des huit filles du Cheikh Ramiya dans la diffusion de l’islam à Bagamoyo.

Les archives familiales du Cheikh Mohammad Ramiya 

Lors de notre visite au domicile du Cheikh Omar, nous avons pu consulter et photographier d’importants documents, à l’instar de la silsila (arbre généalogique de l’ordre de la Qadiriyya) constituée d’une dizaine de pages et qui fait remonter la chaine au Cheikh ‘Abd al-Qādir al-Jīlānī (érudit persan du 11e siècle et fondateur éponyme de la Qadiriyya).

Nous avons pu également consulter des écrits datant de l’époque du Cheikh Mohammad Ramiya (1905-1985), fils du Cheikh Yahya Ramiya, qui lui succéda dans la confrérie et qui occupa une place politique et religieuse majeure à Bagamoyo. Les carnets de ses élèves ont également toute leur importance puisqu’ils donnent à lire des textes religieux en arabe, des annotations écrites en kiswahili (en caractères arabes), ainsi que des archives familiales insérées mentionnant le mariage et le mahr (dot) de la fille, confirmant la présence de l’écriture arabe et ajamie jusqu’au milieu du 20e siècle et dans un contexte de latinisation du kiswahili. 

Autre document fondamental à la compréhension de notre objet, le tawassul (« intercession » en arabe) arrangé par le Cheikh Mohammed Ramiya lui-même. Ce document d’environ 40 pages que nous avons pu observer (en version photocopiée) contient des louanges versifiées en arabe et est utilisé lors des récitations (dhikr) aussi bien par les hommes que par les femmes.

ill. 1 : Préparation d’un kombe à Bagomoyo (Photo : Jihan Safar)

Des rites d’initiation confrérique selon le genre

À cet égard, l’autre objectif de notre mission était précisément d’interroger les liens entre texte et genre, savoir si les femmes et les hommes font usage des mêmes sources textuelles lors des pratiques religieuses. Les muridi (disciples) et murshidi (guides) rencontrés grâce à Mariam Ramiya, fille du Cheikh Mohammad Ramiya, ont confirmé utiliser les mêmes textes lors des séances de lectures et récitations. La femme peut aussi obtenir une ijaza octroyée par le Cheikh, lui donnant ainsi accès au statut de muridi, confirmant ainsi de nouveau la participation des femmes à la littéracie. Parmi les ouvrages en arabe utilisés par les fidèles, nous avons repéré ceux du fondateur, ‘Abd al-Qādir al-Jīlānī (11e siècle) : Al-safīna (« Le navire »); Al-Fuyūḍāt al Rabbāniyya (« Les émanations de la Grâce divine ») ; Sirr al-asrār (« Le secret des secrets »), ainsi qu’al-Jawhar al-Nafīs fi Khawāṣṣ al-Shaykh Uways (« Le précieux joyeux à propos des caractéristiques Shaykh Uways ») – reprenant un récit autobiographique et des poèmes d’Uways al-Barāwī (m. 1909), un shaykh de Brava, en Somalie, membre de la Qadiriyya et fondateur de sa propre banche, appelée al-Uwaysiyya.

Nous avons aussi assisté à des manifestations religieuses où la textualité était engagée, à l’exemple du maulidi (célébration de la naissance du prophète, al-mawlid al-nabawī en arabe) à laquelle nous avons été conviés en compagnie de Ramazani Muhsin, vêtu pour l’occasion d’une cape verte, et en présence de l’actuel Cheikh de la confrérie, Yahya Ramiya, fils du Cheikh Mohammad Ramiya. Hommes et femmes étaient réunis sous une tente montée et ornée de drapeaux de la Qadiriyya, au centre d’une place de l’un des quartiers musulmans de Bagamoyo. L’imam de la mosquée, Cheikh Abdurrahman Mezza, nous a présentés et chaleureusement accueillis devant la foule.  Puis, des groupes d’hommes de plusieurs madrasas ont récité des kasidas (poèmes en arabe et kiswahili, de l’arabe qaṣīda) et des nashīd (hymnes) jusqu’à l’aube, accompagnés par le battement de tambourins et le balancement dynamique des têtes et corps des filles vêtues de tuniques orange. 

Des pratiques textuelles des marges

Durant notre mission, nous avons pu également observer d’autres formes de pratiques textuelles moins conventionnelles.  Mobilisant l’écriture de versets coraniques, ces expériences engagent les communautés dans un rapport intime au sacré et au savoir. Jihan Safar a pu assister à la préparation par une femme de la communauté d’un kombe, un remède thérapeutique ou médicament (dawa) qui consiste à « boire les versets sacrés » (ill. 1). La guérisseuse avait d’abord écrit des versets coraniques (extraits de sourate al-Ikhlāṣ) sur un papier blanc avec de l’encre de safran, qu’elle a ensuite trempé dans un bol d’eau. Les mots sacrés se sont dilués, transformant l’eau en un liquide rouge transvasé ensuite dans une bouteille. Notre guérisseuse prépare aussi des kombe non destinés à être bu mais jetés à la mer, à la demande par exemple de certains pêcheurs de Bagamoyo sollicitant un kombe en guise de protection et de bonne fortune.

ill. 2 : Préparation d’un dawa à partir du livre attribué à al-Ghazali, al-Awfāq (photo : Xavier Luffin)

Autre pratique impliquant l’écriture de versets coraniques, l’Umwali, une cérémonie d’initiation sexuelle pour les filles avant le mariage, décrite notamment par P. Salmon pour le Congo. L’initiatrice ou somo (du verbe kusoma, qui signifie « lire » en kiswahili) éduque les filles à la vie conjugale et morale. Au début du rituel, la somo noue un ruban noir autour de son bras à l’intérieur duquel se trouve un papier où des versets coraniques sont inscrits (extraits notamment des sourates al-Fātiḥa et Yāsīn). Jihan Safar a également pu rencontrer une somo originaire du Maniema, dont la grand-mère et la mère étaient aussi des initiatrices de l’Umwali, témoignant de l’influence de la communauté originaire du Maniema dans la perpétuation de certaines pratiques à Bagamoyo.

Cela nous a d’ailleurs conduit à rencontrer la personne qui fabrique ces talismans de l’Umwali. Originaire lui aussi du Maniema, il mobilise dans ses pratiques textuelles un savoir où la numérologie et la gématrie, ‘ilm al-abjad en arabe (utilisation de lettres du coran pour créer des symboles sacrés et des  carrés magiques) tient une place importante, comme nous avons pu le constater avec son utilisation de l’ouvrage intitulé al-Awfāq – les carrés magiques – attribué à l’imam al-Ghazālī, théologien persan du 11e siècle (ill. 2), dont des exemplaires circulent aussi dans le Maniema, et que l’on peut acheter également près de certaines mosquées de Kariakoo, à Dar es Salam, même si ce genre de textes est réprouvé par les courants plus rigoristes. Par ailleurs, la plante moba utilisée dans ses pratiques provient de Kasongo, attestant encore une fois des liens entre Bagamoyo et le Maniema.

Ill. 3 : Jihan Safar et Ramazani Muhsin près des tombes de la famille Ramiya (photo : Xavier Luffin)

Nous avons enfin eu l’opportunité de visiter la tombe du Cheikh Yahya Ramiya qui repose dans son mausolée et de celle du Cheikh Mohammad Ramiya qui repose quant à elle à l’extérieur, aux côtés d’autres membres de la famille Ramiya et de la Qadiriyya (ill. 3). Les vendredis, fidèles et élèves de la zāwiya (le lieu de réunion des adeptes de la confrérie) s’y rendent pour faire le tawassul (intercession). Le tawassul fera d’ailleurs l’objet d’un article académique à venir de notre part. 

ill. 4 : Vue depuis le Caravansérail (photo : Xavier Luffin)

Enfin, nous avons visité d’autres lieux importants de la culture arabo-swahilie de Bagomoyo, comme le Caravansérail (ill. 4), un bâtiment du 19e siècle qui était le lieu de transit du commerce d’esclaves, désormais transformé en musée (Caravan Serai Slave Trade Museum), ainsi que le Musée historique catholique (Catholic Historic Museum), qui contiennent tous deux des objets et des documents intéressants. Le Musée historique catholique expose notamment quelques documents en arabe et en kiswahili ‘ajami, dont deux pages tirées d’un long poème manuscrit, le Utenzi wa Rasilghuli, composé vers 1850 par Mgeni Faqihi, un poète originaire de Tumbatu qui s’était installé à Bagamoyo (ill. 5).

ill. 5 : Un exemplaire manuscrit du Utenzi wa Rasilghuli, poème swahili de Mgeni Faqihi, Musée historique catholique de Bagamoyo (photo : Jihan Safar)

Ce poème, qui est en réalité la traduction swahilie d’un récit populaire arabe faussement attribué à Abū’l-Hasan al-Bakrī à propos de la conquête du Yémen par Muḥammad, ne semble plus connu aujourd’hui de la communauté musulmane, mais il était autrefois récité en Tanzanie et même dans l’est du Congo, comme le mentionne Detry en 1912 à propos des livres circulant à Stanleyville (Kisangani).

Nous tenons à remercier Ramazani Muhsin et Mariam Ramiya pour leur aide et leur hospitalité durant notre séjour. Nous exprimons également toute notre gratitude à la communauté de Bagamoyo et à toutes les personnes rencontrées qui ont partagé avec nous leur histoire. 

ill. 6 : Rivage de Bagamoyo, près du marché au poisson (photo : Xavier Luffin)

Bibliographie :

Becker, F. M., “The Qadiriyya in East Africa.” Oxford Islamic Studies Online, 2012.

Detry A., A Stanleyville, Liège, J. Lebègue, 1912.

Luffin, X., The Circulation of Books among Muslims in Congo during
Colonial Times: Arthur Detry’s Account (1912) of Stanleyville
(Kisangani), Journal des Afdricanistes, 2025, 94, 1-2(https://journals.openedition.org/africanistes/)

Nimtz, A. H., Islam and Politics in East Africa. The Sufi Order in Tanzania. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1980

Salmon, P., L’umwali: une école d’amour africaine, in Histoire sociale de l’Afrique de l’Est (XIXe-XXe siècle), Karthala, Paris, page (497-519)
Publication Publié, 1991

Van Kessel L., Utenzi wa Rasi’lghuli, Dar es Salam, Tanzania Publishing House, 1979.

The Long Journey of a 13th-century Arab Poem in Africa. al-Busiri’s “Mantle” in Congo

Xavier Luffin (Université libre de Bruxelles)

From the end of the 19th century and throughout the colonial period, European observers generally described – with a few exceptions – the Arab and Swahili traders settled in Congo as people essentially, if not exclusively interested in trade, pious indeed, but little concerned with culture. A first glance at the documents found in the various Belgian colonial archives – those of the Royal Museum for Central Africa (now AfricaMuseum) in Tervuren and the African Archives in Brussels in particular – seemed to prove them right: trade letters, contracts, lists of merchandise, and treaties made up the bulk of the documents that are preserved.

But a closer look at the archives quickly contradicted this initial impression. First of all, a number of books in Arabic – copies of the Koran, prayer books, astrology and magic books – from Maniema and Stanleyville, as well as from the far north-east of the country (Uele and the enclave of Redjaf-Lado, now part of South Sudan but attached to the Congo Free State until 1908), were also among the Arabic and Swahili documents brought back at the end of the 19th century. Lastly, certain passages of varying length from Arabic texts, and more rarely from Swahili, were to be found in certain documents of a seemingly commercial nature.

One such document is a notebook found in Stanley Falls (now Kisangani), that belonged to two traders from the Swahili Coast, as indicated by a notice on the second page: “dated the 12th of the month of jumādā al-ākhar 1309 [January 13, 1892]. This notebook belongs to the humble servant of God Most Great, Sa’īd bin Thābit bin Sulaymān, and to Ḥabīb bin Sa’īd bin Hāmīd.” Sa’īd bin Thābit bin Sulaymān, also known as Saidi bin Sabiti in Kiswahili, is a well-known figure in the history of the city of Kisangani: nephew of Tippo-Tip, he was appointed representative of the Muslims of Stanleyville by the colonial authorities as early as 1894, and remained so until his death in 1899. His descendants continue to play an important role in the community to this day. The notebook, now kept at the Royal Museum for Central Africa in Tervuren, was brought back to Belgium by a Belgian officer, Nicolas Tobback (1859-1905), who was stationed at Stanley Falls from 1888 to 1893.

It’s a European-style notebook, measuring 16 cm by 20 cm, filled with lined sheets and fitted with a black canvas cover. The notebook’s owners wrote down all sorts of things, mostly in Arabic, but also sometimes in Swahili with Arabic characters: lists of goods, transactions related to the purchase of ivory in exchange for cloth, drafts or copies of missives, but also magic squares, passages from a book of magic, and so on. On the 14th page (illustration 1), following the recording of a commercial transaction and before a magic square on the following page, there are two verses of Arabic poetry, preceded by the basmalla (the invocation of God in Arabic: “In the Name of God, Clement and Merciful”):

أَمِنْ تَذَكُّرِ جِيرَانٍ بِذِي سَلَمِ    مَزَجْتَ دَمْعًا جَرَى مِنْ مُقْلَةٍ بِدَمِ

أَمْ هَبَّتِ الرِّيحُ مِنْ تِلْقَاءِ كَاظِمَةٍ    وَأَوْمَضَ البَرْقُ فِي الظَّلْمَاءِ مِنْ إِضَمِ

Ill. 1: An extract from the notebook of Sa’īd bin Thābit and Ḥabīb bin Sa’īd, Tobback Papers, RMCA.

These two verses are in fact the incipit of a long poem – 161 verses – very famous throughout the Muslim world, by an Egyptian Sufi poet of North African origin, Sharaf al-Dīn al-Būṣīrī (1213-1294), who praises Muḥammad. Here is the English translation of these two verses, made by the renowned British Orientalist J. W. Redhouse (1811-1892) in 1880[1] :

« Is it from a recollection of neighbours at Dhū-Salam that thou hast mixed with blood the tears flowing from an eyeball?

Or, has the wind blown from the direction of Kādzima, and has the lightning gleamed in the darkness from Itzam? »

The poem goes on:

« What ails thy two eyes? If thou sayest, ‘Leave off,’ they fill. And what ails thy heart? If thou sayest, ‘Be tranquil,’ it is perplexed.

Does the deeply-entangled lover suppose that affection can be concealed, when it is being partly wept for, and partly suffered for?

Were it not for fondness, thou hadst not shed tears over projecting ruins, neither hadst thou remained sleepless with the memory of the moringa-tree and the long hill.

And how wilt thou deny love, when the truth-speaking witnesses, tears and wasting, have testified to it against thee,

And ardour hath fixed upon thy cheeks the two lines of grief and woe, like unto the corn-marigold and the ‘anam?“

Yea! The phantom of her I love passed before me, and made me sleepless. For love doth dash delights with pain… »

The poem is generally referred to as Qaṣīdat al-Burda (“The Ode of the Mantle”) or simply al-Burda (“the Mantle”), although its true title is actually Al-kawākib al-durriyya fî madḥ khayr al-bariyya, “The Shining Stars in Praise of the Most Perfect of Creatures.” The poem’s popular name derives from an event surrounding its composition, according to some commentators: the poet, suffering from paralysis, composed this poem one day, then began to invoke God in order to heal him. Once asleep, he saw Muḥammad in a dream placing a cloak over him after laying his hand on his ailing body. When he awoke, al-Būṣīrī was cured… 

The 161 lines that make up the poem all end with the rhyme -mi, constituting what is known in Arabic as a mīmiyya[2], and are subdivided into several parts: a prelude, which follows the canons of classical Arabic poetry, followed by Muḥammad’s virtues, a description of his birth, the miracles attributed to him, a description of the virtues of the Koran, Muḥammad’s Night Journey, the battles he won, his power of intercession and finally prayers.

The poem was, and still is, recited or sung throughout the Muslim world, particularly in Sufi circles, on various occasions, including Mawlid, the celebration of Muḥammad’s birth. Numerous copies of the poem circulated and still circulate in East Africa, including in the libraries of certain mosques such as Riyadha Mosque in Lamu (Kenya), suggesting that it was part of the curriculum for students in the region.

The poem also addresses the question of intercession – al-tawassul or al-shafâ’a in Arabic, from which the poet himself benefited according to the account given above – as in verses 86-87, again according to Basset’s translation:

« How many hath his [Muhammad’s] hand cured by the touch who were diseased; and hath skilfully set free from the halter of insanity!

And his prayer hath made the year of drought to be alive—so that it hath been told of as a chief [year] among the times of rich vegetation. »

This is why some of these verses are also used to ensure the healing of the sick or to make talismans, as explained by Redhouse in the introduction of his translation. A late work by the Egyptian scholar al-Bājūrī (d. 1860) devoted to al-Būṣīrī’s poem explains how to take advantage of al-Burda’s verses for therapeutic, but also magical purposes: to protect oneself from thieves, from certain illnesses such as epilepsy, from wild animals, but also to give courage to warriors and even help foreign slaves learn Arabic easily…  This may also explain why only the first two lines of the poem appear in the notebook, which is otherwise full of squares and magic formulas: Saidi bin Sabiti undoubtedly knew the whole poem or part of it by heart, but he had deliberately noted down only the two lines used for a specific request for intercession.

Such was al-Burda’s success in the Muslim world that it led to its translation into many languages: Persian, Turkish, Malay, and later, probably in the 19th century, Swahili – several manuscript copies have been found in various archives on the Tanzanian coast – and has been the subject of much commentary. Here are the first two verses in Swahili[3] :

« Ni kwa kukumbuka jirani wema

walioko hapo bi Dhi Salama

umelitanganya tozi kwa dama

kwamba ma‘anaye ni haya sema.

Amma ni upepo kupita kwake

kutoka Kadhima janibu zake

amma ni umeme kwa nuru yake

kuinuka kiza hapo Idhama ? »

The Swahili translation has been expanded with an eleven-line prologue in which the translator explains his approach (in the third line, he says: “I have translated and explained [this poem], I have clarified its meaning, because Arabic has a hidden meaning that not everyone can grasp”) and a 19-line epilogue. I have not – not yet – found any trace of this Swahili translation in Congo. In September 2023, in Kisangani, I showed a photograph of the page to Oyoko Hamzati Hamza, who immediately recited, from memory, the first verses of the Burda in Arabic, following a particular prosody. In the days that followed, I saw these same verses reproduced in various copies of Majmū’ al-mawlid printed in India (illustration 2), a collection of poems read on the occasion of Mawlid. A few months later, I saw similar copies again in Kasongo, Maniema. So, poetry has had its place in the culture of the Muslim community for over a century…

Ill. 2: al-Burda, taken from a copy of Majmū‘ al-mawlid, Kisangani 2023]

By way of an epilogue, I’d like to mention the astonishing continuation of this poem’s journey from Africa: as early as the 18th century, many of the slaves sent from the Gulf of Guinea to the Americas were Muslims, and some of them literate. In recent years, several interesting studies have been carried out on the few documents they left behind, notably talismans composed by Hausa scholars, the Malé, who instigated a famous slave revolt in Bahia, Brazil, in 1835. It was following the suppression of this revolt and the arrest of the insurgents that several of their talismans written in Arabic characters were seized as evidence and preserved. One of them contains a verse from the famous Qaṣīdat al-Burda, which one of these erudite slaves taken from West Africa to work on Brazilian plantations had memorized and reused, in the manner of the two verses in our notebook, thousands of miles from his native land, for its protective virtues…[4]

Notes


[1] Published in W. A. Clouston, Arabian Poetry for English Readers, Glasgow, 1881.

[2] A poem whose each verse ends with -mi.

[3] J. Knappert, Swahili Islamic Poetry, Leiden, Brill, II, p. 165. The Hamziyya of al-Būṣīrī, mentioned above, was also translated into Kiswahili.

[4]  See for instance N. Dobronravin, « Nao so Mandingas… », Afro-Ásia, 53 (2016), 185-226.

Le long voyage d’un poème arabe du 13e siècle en Afrique. « Le manteau » d’al-Busiri au Congo

Une contribution de Xavier Luffin (Université libre de Bruxelles)

Dès la fin du 19e siècle et durant toute la période coloniale, les observateurs européens décrivaient généralement – à quelques exceptions près – les commerçants arabes et swahilis installés au Congo comme étant des gens essentiellement, voire exclusivement intéressés par le négoce, pieux certes, mais peu soucieux de culture. Un premier coup d’œil aux documents retrouvés dans les différents fonds d’archives coloniales belges – ceux du Musée Royal de l’Afrique centrale à Tervuren et des Archives Africaines de Bruxelles notamment – semblait leur donner raison : lettres commerciales, contrats, listes de marchandises, reconnaissances de dette et autres traités constituaient l’essentiel des documents conservés.

Mais une analyse plus approfondie de ces archives vint rapidement contredire cette première impression. Tout d’abord, quelques livres en arabe – des exemplaires du coran, des recueils de prières, mais aussi des ouvrages d’astrologie et de magie – provenant tant du Maniema et de Stanleyville que de l’extrême nord-est du pays (l’Uele et l’enclave de Redjaf-Lado, aujourd’hui en territoire sud-soudanais mais rattaché à l’Etat indépendant du Congo jusqu’en 1908) faisaient également partie des documents arabes et swahilis ramenés à la fin du 19e siècle. Enfin, certains passages plus ou moins longs de textes arabes, plus rarement swahilis, se retrouvaient dans certains documents en apparence de nature commerciale.

L’un de ces documents est un cahier retrouvé aux Stanley Falls (aujourd’hui Kisangani), ayant appartenu à deux commerçants venus de la côte swahilie, comme l’indique une notice à la deuxième page : « en date du 12 du mois de jumādā al-ākhar 1309 [13 janvier 1892]. Ce cahier appartient à l’humble serviteur de Dieu Très Grand, Sa‘īd bin Thābit bin Sulaymān, et à Ḥabīb bin Sa‘īd bin Hāmīd. » Sa‘īd bin Thābit bin Sulaymān, aussi connu sous le nom de Saidi bin Sabiti en kiswahili, est un personnage bien connu de l’Histoire de la ville de Kisangani : neveu de Tippo-Tip, il fut nommé représentant des musulmans de Stanleyville par les autorités coloniales dès 1894, et le resta jusqu’à sa mort en 1899. Ses descendants continuent de jouer un rôle important dans la communauté jusqu’aujourd’hui. Le cahier, désormais conservé au Musée Royal de l’Afrique centrale à Tervuren, fut ramené en Belgique par un officier belge, Nicolas Tobback (1859-1905), qui fut notamment en poste aux Stanley Falls de 1888 à 1893.

C’est un cahier de facture européenne, mesurant 16 cm sur 20 cm, rempli de feuilles lignées et muni d’une couverture en toile noire. Les propriétaires du cahier y notaient toutes sortes de choses, en arabe surtout, mais aussi parfois en kiswahili en caractères arabes : des listes de marchandises, des transactions liées à l’achat d’ivoire en échange de tissus, des brouillons ou des copies de missives, mais aussi des carrés magiques, des passages d’un livre de magie, etc. à la 14e page , à la suite de l’enregistrement d’une transaction commerciale et avant un carré magique à la page suivante, figurent deux vers de poésie arabe, précédés de la basmalla (l’invocation de Dieu en arabe : « Au Nom de Dieu Clément et Miséricordieux ») :

أَمِنْ تَذَكُّرِ جِيرَانٍ بِذِي سَلَمِ    مَزَجْتَ دَمْعًا جَرَى مِنْ مُقْلَةٍ بِدَمِ

أَمْ هَبَّتِ الرِّيحُ مِنْ تِلْقَاءِ كَاظِمَةٍ    وَأَوْمَضَ البَرْقُ فِي الظَّلْمَاءِ مِنْ إِضَمِ

Un extrait du cahier de Sa‘īd bin Thābit et Ḥabīb bin Sa‘īd, Papiers Tobback, MRAC. Xavier Luffin, 2024.

Ces deux vers sont en réalité l’incipit d’un long poème – 161 vers – très célèbre dans l’ensemble du monde musulman, dû à un poète soufi égyptien d’origine maghrébine, Sharaf al-Dīn al-Būṣīrī (1213-1294), qui y fait l’éloge de Muḥammad. Voici la traduction française de ces deux vers, établie par le célèbre arabisant français René Basset (1855-1924) et publiée en 1894[1] :

« Est-ce le souvenir des voisins de Dhu Salam[2] qui fait couler de tes yeux des larmes mêlées de sang ?

Est-ce le vent qui souffle de Kâzimah, ou l’éclair qui brille dans les ténèbres, du côté d’Idham ? »

Le poème continue ainsi :

« Qu’ont donc tes yeux à verser des pleurs, quand tu les avertis de cesser, et pourquoi, lorsque tu dis à ton cœur : Prends le dessus, continue-t-il à être éperdu ?

L’amoureux pense-t-il pourvoir dissimuler sa passion, quand elle se manifeste par les larmes et un cœur brûlant ?

Si ce n’était l’amour, tu ne répandrais pas de pleurs sur les traces d’un campement : le souvenir de ce saule musqué et de ce point de repère ne te causerait pas d’insomnie.

Et le souvenir des tentes et de celles qui les habitaient ne t’aurait pas donné un extérieur affligé et misérable.

Comment nierais-tu ton amour, alors que la maladie et tes larmes prêtent contre toi un témoignage sincère ? … »

On appelle généralement ce poème Qaṣīdat al-Burda (« L’ode du manteau ») ou tout simplement al-Burda (« le Manteau »), même si son véritable titre est en réalité Al-kawākib al-durriyya fî madḥ khayr al-bariyya, « Les astres brillants à propos de l’éloge de la plus parfaite des créatures. » L’appellation populaire du poème provient d’un événement qui aurait entouré sa composition selon certains commentateurs : le poète, atteint de paralysie, composa un jour ce poème, puis se mit à invoquer Dieu afin de le guérir. Une fois endormi, il vit en songe Muḥammad poser un manteau sur lui après avoir placé la main sur son corps malade. À son réveil, al-Būṣīrī était guéri…[3]

Les 161 vers qui composent le poème se terminent tous par la rime –mi, constituant ce que l’on appelle en arabe une mīmiyya[4], et se subdivisent en plusieurs parties : un prélude, qui suit les canons de la poésie arabe classique, suivi des vertus de Muḥammad, d’une description de sa naissance, des miracles qui lui sont attribués, d’une description des vertus du coran, du Voyage nocturne de Muḥammad, des batailles qu’il a remportées, de son pouvoir d’intercession et enfin de prières.

Le poème était, et est encore, récité ou chanté dans l’ensemble du monde musulman, en particulier dans les milieux soufis, à diverses occasions, notamment le Mawlid, la célébration de la naissance de Muḥammad. De nombreuses copies du poème circulaient et circulent encore en Afrique de l’Est, y compris dans les bibliothèques de certaines mosquées comme celle de Riyadha à Lamu (Kenya), ce qui permet de penser qu’il faisait partie du curriculum des étudiants de la région[5].

Par ailleurs, le poème aborde la question de l’intercession – al-tawassul ou al-shafâ‘a en arabe, dont le poète lui-même a bénéficié selon le récit repris plus haut – comme dans les vers 86-87, toujours selon la traduction de Basset :

« Que de malades n’a-t-il pas guéris par l’attouchement de sa main et que de malheureux il a tirés des liens de la démence,

Sa prière a rendu la fertilité à l’année stérile, au point que, dans les temps sombres, elle brillait comme l’étoile au front d’un cheval. »

C’est pourquoi certains de ces vers sont aussi utilisés pour assurer la guérison des malades ou encore pour la confection de talismans – un ouvrage tardif du lettré égyptien al-Bājūrī (m. 1860) consacré au poème d’al-Būṣīrī explique comment tirer profit des vers d’al-Burda à des fins thérapeutiques, mais aussi magiques : se protéger des voleurs, de certaines maladies comme l’épilepsie, des animaux sauvages, mais aussi donner du courage aux guerriers et même aider les esclaves étrangers à apprendre facilement l’arabe…[6] Cela pourrait d’ailleurs expliquer la raison pour laquelle seuls les deux premiers vers du poème figurent dans le cahier, par ailleurs rempli de carrés et de formules magiques : Saidi bin Sabiti connaissait sans doute par cœur l’ensemble du poème ou une partie de ce dernier, mais il n’avait noté à dessein que les deux vers utilisés pour une demande d’intercession bien précise.

Le succès d’al-Burda dans le monde musulman fut tel qu’il conduisit à sa traduction dans de nombreuses langues : le persan, le turc, le malais, et aussi plus tardivement, probablement au 19e siècle, le kiswahili – plusieurs exemplaires manuscrits ont été retrouvés dans différentes archives de la côte tanzanienne – et fait l’objet de très nombreux commentaires. Voici d’ailleurs les deux premiers vers en kiswahili[7] :

« Ni kwa kukumbuka jirani wema

walioko hapo bi Dhi Salama

umelitanganya tozi kwa dama

kwamba ma‘anaye ni haya sema.

Amma ni upepo kupita kwake

kutoka Kadhima janibu zake

amma ni umeme kwa nuru yake

kuinuka kiza hapo Idhama ? »

La traduction swahilie a été augmentée d’un prologue de onze vers où le traducteur explique sa démarche (dans le troisième vers, il dit ceci : « j’ai traduit et expliqué [ce poème], j’en ai éclairci la signification, car l’arabe a un sens caché que tout le monde ne peut saisir ») et d’un épilogue de 19 vers. Je n’ai pas – pas encore – trouvé de traces de cette traduction swahilie au Congo. En revanche, la version arabe reste bel et bien vivante dans le patrimoine musulman congolais, cent trente années après le cahier de Saidi bin Sabiti : en septembre 2023, à Kisangani, j’ai montré la photographie de la page en question à Oyoko Hamzati Hamza, qui a immédiatement récité, de mémoire, les premiers vers de la Burda en respectant une prosodie particulière. Dans les jours suivant, j’ai vu ces mêmes vers reproduits dans divers exemplaires du Majmū‘ al-mawlid imprimés en Inde – un recueil de poèmes lus à l’occasion du Mawlid. Quelques mois plus tard, je vis encore des exemplaires similaires à Kasongo, dans le Maniema. Ainsi, la poésie a bien sa place dans la culture de la communauté musulmane congolaise depuis plus d’un siècle…

al-Burda, repris dans un exemplaire du Majmū‘ al-mawlid, Kisangani 2023. Xavier Luffin, 2024.

En guise d’épilogue, je voudrais mentionner la suite étonnante du voyage de ce poème depuis l’Afrique, occidentale cette fois : parmi les esclaves envoyés du Golfe de Guinée aux Amériques, il y avait dès le 18e siècle de nombreux musulmans, et parmi eux quelques lettrés. Ces dernières années, plusieurs études intéressantes ont été menées sur les quelques documents qu’ils ont laissé derrière eux, notamment des talismans composés par des lettrés haoussas, les Malé, qui furent à l’instigation d’une fameuse révolte d’esclaves à Bahia en 1835, c’est d’ailleurs suite à la répression de cette révolte et à l’arrestation des insurgés que l’on a saisi comme pièces à conviction et conservé plusieurs de leurs talismans écrits en caractères arabes. Or, l’un d’eux contient notamment un vers de la fameuse Qaṣīdat al-Burda, que l’un de ces esclaves érudits arrachés à l’Afrique de l’Ouest pour travailler dans les plantations brésiliennes avait mémorisé et réutilisé, à la manière des deux vers de notre cahier, à des milliers de kilomètres de sa terre natale, pour ses vertus protectrices…[8]

Notes


[1] R. Basset, La bordah du cheikh El Bousiri. Poème en l’honneur de Mohammed, Paris, E. Leroux, 1894.

[2] Dhu Salam, Kâzimah, Idham : différents lieux de la péninsule Arabique, liés à la biographie de Muḥammad.

[3] Voir notamment Basset, op. cit., p. V.

[4] En arabe, on classe les poèmes selon leur rime – la même tout au long du poème, quelle que soit sa longueur : le même al-Būṣīrī a composé un autre poème célèbre, al-Hamziyya, nommé ainsi car chaque vers se termine par la lettre arabe hamza, tandis qu’un autre poème célèbre du patrimoine arabe, dû à al-Shanfarā, s’appelle al-Lāmiyya, car ses vers se terminent par la lettre arabe lām.

[5] A. L. Bang, Localising Islamic knowledge: acquisition and copying of the Riyadha Mosque manuscript collection in Lamu, Kenya, in M. Kominko, From Dust to Digital Ten Years of the Endangered Archives Programme, Cambridge, Open Book Publishers, 2015, p. 142.

[6] S. P. Stetkevych, From Text to Talisman: Al-Būṣīrī’s « Qaṣīdat al-Burdah » (Mantle Ode) and the Supplicatory Ode, Journal of Arabic Literature, Vol. 37, No. 2 (2006), p. 146.

[7] J. Knappert, Swahili Islamic Poetry, Leiden, Brill, II, p. 165. La Hamziyya d’al-Būṣīrī, mentionnée plus haut, fut également traduite en kiswahili.

[8]  À ce propos, voir notamment N. Dobronravin, « Não só mandingas… », Afro-Ásia, 53 (2016), 185-226.