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Armes mahdistes : Du Soudan à l’Afrique centrale, le pouvoir de la calligraphie arabe

Une contribution de Shaka AmaZulu (@shakaamazulu)

Résumé. — Les armes blanches mahdistes (Soudan) recouvertes de calligraphie arabe appelée thuluth, témoignent des bouleversements et des échanges interculturels qui se produisirent à l’époque de la révolution mahdiste dans le sud-Soudan dans le dernier quart du 19e siècle. Petit tour d’horizon de ces « beautés fatales » avec l’un de ses collectionneurs.


Parmi les armes blanches africaines souvent considérées comme des « beautés fatales » (Elsen 1992) en raison de leurs formes et des matériaux utilisés, certaines sont particulièrement mystérieuses : les armes mahdistes du Soudan. Sous cette appellation sont regroupées toutes les armes blanches dont les lames sont recouvertes de calligraphie arabe appelée thuluth, gravée à l’acide. Autre particularité : elles ont été exclusivement produites pendant la révolte mahdiste, aussi appelée la révolte des Derviches, de 1881 à 1899. Ces armes sont d’autant plus mystérieuses que peu de choses sont connues concernant leur usage et leur fabrication. Si la calligraphie thuluth est bien connue, elle est ici illisible, et ne semble être utilisée que pour sa force graphique.

Au 19e siècle, le Soudan est une société multiculturelle, multiethnique et multilingue, composée de centaines de groupes ethniques et linguistiques, qui connait de grands bouleversements avec l’arrivée des Ottomans et des Anglais. Ces différentes cultures se rencontrent et se confrontent : musulmans, chrétiens, juifs, animistes ; populations arabes, bantoues et nilotiques. Au cours de cette période, le Soudan est également marqué par d’importants mouvements de populations provoqués par les razzias organisées par des marchands arabes d’esclaves et d’ivoire. C’est ainsi que de nombreux groupes Banda, les peuples Adio, Kreish, et Bombeh ont été sévèrement décimés, voire éradiqués, ou ont fui vers l’Ouest pour échapper à ces razzias. Ces mouvements de populations se superposent aux migrations ancestrales au sein de la bande sahélienne, le long du Nil et de la vallée du Rift.

Les armes dont il est question ici et leurs mystérieuses inscriptions illustrent cette révolution.

La révolte mahdiste 1881–1899

Dans les années 1870, un certain Muḥammad Aḥmad (1848–1885) promet le renouveau de l’islam et la libération du Soudan. Il se proclame le Mahdi (al-Mahdī en arabe), c’est-à-dire « le bien guidé », et rejette les autorités turques et britanniques. Très religieux, il se retire d’abord dans l’île d’Aba, en amont de Khartoum, où il y vit en ermite, et intègre une confrérie soufie. Devenu derviche en 1881, il parcourt le pays et prêche le renoncement, avant de critiquer la réputation des fonctionnaires du gouvernement turco-égyptien. Il déclare être le « guide attendu », al-Mahdī al-Muntaṣir, et vouloir, par la guerre sainte, conquérir le Soudan, puis l’Égypte et tout le monde arabe, gagnant à sa cause un grand nombre des groupes ethniques du Soudan (Baggara, Jaʿaliyyin, Bedja, Fur, …). Les hommes du Mahdi se font appeler alAnṣār, les Alliés, et sont opposés à l’occupation étrangère. Après plusieurs victoires contre l’armée turco-égyptienne, les Mahdistes anéantissent le corps expéditionnaire britannique de William Hicks en 1883 et s’emparent de grandes réserves d’armes à feu et de munitions qu’ils utilisent ensuite pendant le siège de Khartoum, le 25 janvier 1885. Le général britannique Charles Gordon, chargé de l’évacuation de la ville, est tué. Muḥammad Aḥmad meurt la même année et est remplacé par le Khalīfa Abdullah ibn Muḥammad, qui devient le souverain de l’État mahdiste (1886–1899). Les Britanniques ayant décidé de réaffirmer la revendication de l’Égypte sur le Soudan, une expédition anglo-égyptienne, commandée par le maréchal Horatio Herbert Kitchener, est organisée en 1896. Les forces mahdistes comptent alors plus de 60.000 guerriers, mais manquent d’armes modernes. Les troupes anglo-égyptiennes atteignent Omdurman, la capitale mahdiste, en septembre 1898, et anéantissent l’armée des Derviches. Le Khalīfa Abdullah réussit à s’échapper et se réfugie dans le sud du Soudan. Il est finalement rattrapé à Umm Diwaykarat, où il est tué le 24 novembre 1899, mettant ainsi fin au régime mahdiste.

L’armée mahdiste : une organisation centralisée perfectionnée

L’armée du Mahdi (Ill. 1) est organisée en trois divisions, sous trois drapeaux différents : le drapeau noir, commandé par le Khalīfa Abdullah, le drapeau vert, commandé par le Khalīfa ʿAlī wad ḥilū, et le drapeau rouge, commandé par le Khalīfa Muḥammad al-Sharīf (Snook 2010, p. 8-17).

La division de base, appelée Rubʿ, est composée de 800 à 1000 hommes qui comprend trois unités de combat et une unité administrative. Chaque unité est divisée en sous-groupes de 100 hommes commandés par un Raʾs miyya, subdivisés en Muqaddamiyya de 20 ou 25 hommes, sous les ordres d’un muqaddam. L’ensemble est commandé par des émirs de la tribu arabe des Baggara.

Chaque division est constituée de trois corps principaux (Warner 2000, p. 226-227) : l’infanterie, armée d’épées et de lances, organisés en bataillons commandés par des chefs arabes. Les lanciers sont utilisés pour l’assaut. Ils sont divisés en sections regroupées derrière une bannière. L’émir est toujours accompagné d’un porte-drapeau. Certains Rubʿ sont composés de différentes tribus Baggara, Bedja, Jaʿaliyyin ou Danagla. Chaque section appartient à une tribu ou à une sous-tribu ; ensuite viennent les Jihādiyya, des esclaves-soldats africains, divisés en bataillons de 100 hommes, chaque bataillon étant divisé en quatre muqaddamiyya comme ci-dessus. La plupart des soldats sont équipés de fusils Remington. Les munitions sont fabriquées localement ; enfin, il y a la cavalerie, principalement des Baggara montant des chevaux du Darfour et des Bedja à dos de dromadaire. Chaque Rubʿ a comme soutien un groupe de cavaliers équipés d’une longue lance et d’une épée. Après la mort du Mahdi en 1885, l’armée est réorganisée sous le commandement du Khalifa, qui divise le Soudan en six régions administratives ou imālas, dirigées par des émirs (ʾamīr).

Les armes blanches mahdistes

On sait que les Arabes soudanais ont produit ces armes en grandes quantités dans les villes d’Omdurman et de Khartoum, mais aussi à al-Obeid, au Kordofan, et à al-Fasher, dans le Darfour (Spring 78-79). Certains exemplaires ont été retrouvés dans des territoires très éloignés du Soudan : à Kisangani (RDC), dans l’Est de la République Centrafricaine et jusqu’au Lac Tchad. Si certaines fabrications sont rudimentaires, à partir de simples plaques de métal découpées, à l’inverse d’autres sont forgées de manière très ouvragée, avec l’utilisation d’argent et des incrustations de cuivre. Il en est de même pour les poignées qui peuvent être recouvertes de simples bandelettes de cuir ou de peaux de varan et de crocodile. Certaines semblent copiées sur des armes déjà existantes au sein de groupes ethniques du Soudan et des pays voisins, alors que d’autres semblent directement importées ou copiées du Moyen-Orient. Elles sont tout autant utilisées pour combattre, montrer son pouvoir et son prestige, être arborées lors de cérémonies ou être portées comme des talismans.

Des copies d’armes traditionnelles du Soudan et des pays voisins

Les Mahdistes utilisent des modèles d’armes très diversifiés, souvent recouverts d’inscriptions. C’est le cas de l’épée appelée sayf ou kaskāra, caractéristique du Soudan, traditionnellement utilisée par les Bedja, les Beni ʿAmer et les Hadendoa à l’Est du Soudan, puis largement répandue au sein des autres tribus arabes (Baggara, Fundj, Fur, …) pour devenir l’arme principale de l’infanterie et de la cavalerie mahdiste (ill. 2 & 3) avec la shalazieh (lance). C’est aussi le cas de dagues et de poignards (ill. 4 & 5) copiant parfois des couteaux Bedja ou Gule–Shilluk, protégés par un fourreau en cuir épais, en peau de varan ou de crocodile.

Une autre série d’armes de prestige et de commandement — haches à simple ou double lame (ill. 6), masses, haladie, arme à deux lames de poignard avec une poignée centrale en os ordinaire (ill. 7 & 8), double lance de commandement (ʿalam), lance en forme de trident (ill. 9 & 10) — sont très semblables à celles utilisées par les Soufis en Iran pendant la période qadjare, et sont également souvent recouvertes d’inscriptions, voire de motifs qadjars. Elles étaient importées de Perse, ou produites sur place en les imitant.

Mais les armes qui retiennent en particulier notre attention sont celles qui s’inspirent de modèles traditionnels utilisés au Darfour plus au sud, dans les territoires actuels du Sud-Soudan, de la République centrafricaine et du nord du Congo, souvent recouvertes d’inscriptions en arabe, qui sont cependant la plupart du temps illisibles. On peut les diviser en deux catégories : couteaux cérémoniels et armes de jet.

Les couteaux cérémoniels : ce couteau est probablement la copie d’un modèle d’origine Mongo de l’est (Ngandu, Saka, Lalia), dont un exemple est reproduit ci-contre (ill. 11 & 12). Ce couteau mahdiste (20 cm) dispose d’une gaine en cuir épais ; sa poignée en bois est couverte de bandages de cuir de couleurs différentes pour former un damier noir et blanc.

Une autre lame mahdiste (46 cm) est la copie d’un couteau cérémoniel Fur (49 cm). Les motifs traditionnels gravés sur la lame ont été remplacés par des inscriptions imitant l’arabe (ill. 13 & 14). Selon l’importance et la richesse du propriétaire, la poignée est recouverte de simples bandelettes de cuir, de peau de varan ou de peau de crocodile.

Les couteaux de jet : ces deux couteaux mahdistes (ill. 15 & 16), de respectivement 44 et 41 cm, sont des copies de couteaux de jet Banda (ill. 17 & 18) dont des spécimens sont reproduits ci-contre (38 et 41 cm). Les manches traditionnellement composés de fibres végétales ont été remplacés par de fines bandelettes de cuir, de peau de varan ou de peau de crocodile. Cet autre couteau de 35 cm (ill. 19) est une copie d’un couteau de jet Ngbaka–Mabo, dont un spécimen est reproduit ci-contre (32 cm) (ill. 20). Le couteau mahdiste dispose d’un manche recouvert de peau de varan et orné de lanières de cuir terminées par des perles et des cauris.

Un grand nombre de ces couteaux de jet a été retrouvé sur le champ de bataille d’Omdurman en 1898. La présence parmi les soldats du Mahdi de nombreux esclaves-soldats venant de régions lointaines d’Afrique centrale pour intégrer les troupes appelées Jihādiyya, peut expliquer ces copies d’armes pour les rassembler sous une seule bannière et être utilisées comme talismans pour se protéger des balles anglaises (Spring 1993, p. 78-79) — les Jihādiyya subissaient un double entrainement, militaire et religieux. Une grande partie du métal utilisé pour la fabrication de ces armes provenait d’anciennes voies ferrées du nord du Soudan à Wadi Halfa (Zulfo 1980 [1973], p. 98-100) et étaient simplement découpées dans le métal. Mais il est probable que les plus belles répliques de ces couteaux de jet étaient des cadeaux offerts aux chefs des peuples d’Afrique centrale qui aidaient les marchands d’esclaves arabes (Zubayr Pasha, Rabeh…) dans leur funeste entreprise.

Le pouvoir de la calligraphie

Comme nous l’avons dit plus haut, ces armes, notamment les armes de jet calquant des modèles du Darfour ou du nord du Congo, sont couvertes d’inscriptions en arabe. La présence d’inscriptions – versets coraniques, mentions du propriétaire, etc. — sur les armes blanches est une tradition multiséculaire dans l’ensemble du monde musulman. Mais dans le cas présent, soit ces inscriptions ne sont que la répétition de quelques lettres, identifiables mais à première vue incohérentes, soit les lettres elles-mêmes sont illisibles, s’agissant d’une imitation de l’écriture arabe.

La raison de l’illisibilité de ces inscriptions reste un mystère, mais plusieurs hypothèses peuvent être avancées : une première hypothèse serait que les artisans n’aient pas pris le temps de reproduire un texte de manière réaliste, parce que les armes étaient adressées à des esclaves-soldats ou à des musulmans fraichement convertis mais illettrés. Mais cela parait peu probable : on imagine difficilement un artisan musulman tricher sur le caractère sacré de l’écriture arabe, peu importe le public visé.

Une seconde hypothèse serait que la confection de ces armes, produites en grande quantité, ait été confiée à des artisans eux-mêmes illettrés, qui s’inspiraient de versets sans toutefois parvenir à les rendre lisibles, surtout lorsque les inscriptions étaient longues.

Une troisième hypothèse serait que ces inscriptions reproduiraient en réalité un langage magique, celui des djinns par exemple, plutôt que des inscriptions coraniques.

Le mystère subsiste, mais ces objets constituent en tout cas un exemple exceptionnel de ce que les contacts culturels entre le nord du Soudan arabo-musulman et les populations africaines du sud, et y compris le Congo, ont produit.

Shaka AmaZulu
(@shakaamazulu)

Bibliographie

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