Une contribution de Xavier Luffin (Université libre de Bruxelles)
Résumé. — La correspondance des sultans azande avec les Arabes et les représentants de l’ÉIC dans le nord-est du Congo témoigne de l’appropriation de l’écriture arabe par la population locale. Elle offre par ailleurs un témoignage de l’intérieur sur l’Histoire politique, économique et sociale de la région durant les années 1890.
« Dieu est celui qui aide et accorde la réussite. De la part du Sultan Zemio, fils de Tikima, au chef estimé et important qui dirige le camp d’Ango, que la paix soit sur vous, que la miséricorde et les bénédictions de Dieu Très Grand soient sur vous également.
Nous vous informons qu’un marchand, qui s’appelle al-Hajj Ibrahim, est arrivé chez le Sultan Sasa avec ses vaches et beaucoup de marchandises, en compagnie de ses frères. Ils voudraient retourner dans leur pays. Son frère al-Hajj Tahir va vous rendre visite et vous informer de sa situation… »
C’est ainsi que commence cette lettre du sultan Zemio adressée au Commandant De Bauw, aujourd’hui conservée dans les archives du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren (rebaptisé AfricaMuseum en 2018), plus précisément dans le fonds Guillaume De Bauw (HA.01.0022). Zemio (m. 1912), fils de Tikima, était un chef important parmi les Azande établis dans l’Uele, dans le nord-est de l’actuelle RDC1. Après être entré en contact avec les commerçants soudanais arrivés dans la région dans les années 1860, il collabora dès 1879 avec les représentants du gouvernement égyptien qui avaient décidé de prendre le contrôle de la région du Bahr al-Ghazal, leur fournissant notamment des hommes pour leurs troupes, ainsi que de l’ivoire. Deux ans plus tard, il aida aussi les mêmes troupes égyptiennes à combattre les Mahdistes — les partisans du Mahdi, un leader politico-religieux originaire du nord du Soudan, qui s’était soulevé contre le gouvernement — installés dans la région. Lorsque les premiers représentants de l’Etat indépendant du Congo (ÉIC) — c’est le nom que portait officiellement le territoire sur lequel le Roi Léopold II avait jeté son dévolu de 1885 à 1908 — arrivèrent dans l’Uele en 1890, Zemio se mit à leur service, participant même à l’expédition vers le Nil menée par Guillaume Van Kerckhoven en 1892, et à celle du Bahr al-Ghazal en 1894. En 1909, les relations avec l’ÉIC s’étant détériorées, Zemio décida de s’établir en territoire français, dans l’actuelle République centrafricaine. Quant au Commandant Guillaume De Bauw (1865–1914), c’était un officier belge, devenu capitaine de la Force publique et chef de la zone Uere–Bomu (Uele) de 1897 à 1900. L’année suivante, il fut nommé commissaire de district de 1re classe, développa Coquilhatville (aujourd’hui Mbandaka), explora le Momboyo et fonda divers postes dans l’Équateur, avant de revenir en Belgique en 1904.
Mais revenons-en à la lettre citée ci-dessus : en apparence anodine — elle annonce la présence de commerçants, très probablement soudanais, dans la région — et relativement brève, elle fourmille pourtant d’informations intéressantes. D’abord, elle a été rédigée en 1897 ou en 1898, à l’initiative d’un important chef zande, et prouve donc que certains notables locaux s’étaient approprié l’écriture — arabe, en l’occurrence — avant l’arrivée des Européens dans leurs territoires, le bassin de l’Uele, aux confins de la République centrafricaine et du Sud-Soudan actuels. C’est un point important à souligner, car on a conservé de nombreuses autres lettres de la même période écrites en arabe, mais aussi en swahili en caractères arabes, provenant du Maniema et de l’actuelle Kisangani, toutefois leurs auteurs sont toujours des commerçants venus de la Côte swahilie. Elles témoignent donc de la circulation de l’écriture dans l’est du Congo, mais pas directement de son adoption par la population locale, un point sur lequel nous reviendrons plus loin.
En outre, cette lettre est adressée à un Européen, un officier belge au service de l’État indépendant du Congo. Elle atteste donc de l’existence d’échanges épistolaires entre sultans azande et représentants de l’ÉIC. Zemio y revendique le titre de sultan, un terme qu’il utilise aussi pour désigner Sasa, un autre chef zande, et il s’adresse au commandant De Bauw comme à un partenaire, tout en reconnaissant son autorité sur le camp d’Ango, et non en tant que vassal ou sujet d’une puissance étrangère.
Concernant la langue de la missive, elle est écrite en arabe certes, mais dans un idiome fortement influencé par le dialecte en usage au Soudan (le choix de certains mots comme zarība pour dire « camp », ou encore l’usage du participe présent plutôt que du verbe conjugué), en particulier dans l’ouest du pays (l’usage du préfixe n- pour les verbes à la première personne du singulier du présent). Si la règle veut que l’on écrive généralement en arabe classique plutôt que dans sa forme vernaculaire, réservée au registre oral, les missives commerciales ou personnelles sont souvent influencées par la variété dialectale de l’auteur. Ceci n’est pas propre à l’Uele ou au Soudan, en effet de nombreuses lettres, bien plus anciennes et issues des quatre coins du monde arabe, attestent de cet usage, pour le plus grand plaisir des dialectologues d’ailleurs. Dans ce cas précis, cela nous donne une idée de la lingua franca qui était pratiquée dans l’Uele.
Plusieurs témoignages indiquent que Zemio avait appris à parler l’arabe, vraisemblablement l’arabe soudanais, puisque c’étaient des commerçants venus du Soudan et parfois du Tchad qui avaient introduit cette langue dans la région. Mais sa lettre fut certainement rédigée par un secrétaire de ces mêmes contrées, un kātib en arabe. En effet, Gustave Gustin (1867–1911), un autre officier belge qui fut en poste dans l’Uele et qui participa à l’expédition Van Kerckhoven citée plus haut, dit explicitement à propos de Zemio : « il ne sait ni lire ni écrire, mais a un scribe arabe ou katip [sic]. » (Cité dans Salmon 1963 : 20.)
Par ailleurs, la lettre de Zemio commence par une série de formules de politesse inspirées de la culture musulmane, qui reflètent la culture religieuse du sultan. En effet, les Européens qui le rencontrent décrivent un homme ayant adopté la culture musulmane : il prie, il jeûne durant le mois de ramadan, il porte des vêtements arabes importés du Soudan, etc. C’est aussi le cas d’autres chefs azande, qui parlent l’arabe également — Charles de la Kéthulle, qui séjourna deux ans chez Rafaï au début des années 1890, indique que tous les habitants de sa cité parlent cette langue — possèdent parfois un exemplaire du coran, utilisent des amulettes contenant des versets coraniques, etc. Tout cela indique que si les quelques traces que l’on a pu conserver de l’usage de l’écriture arabe chez les chefs azande revêtent un aspect très politique et pratique — en l’occurrence la mise en place d’une forme d’administration locale reposant sur l’échange de missives — elle s’inscrivait en réalité dans une perspective culturelle plus large, d’ordre religieux notamment, comme en atteste d’ailleurs le fait que les secrétaires au service des sultans azande étaient avant tout des hommes de religions capables de lire des textes sacrés, de les recopier, de les utiliser et de les enseigner — c’est ce que révèle le titre de fagih ou faki (de l’arabe classique faqīh) porté par plusieurs d’entre eux selon divers témoignages de l’époque, celui de Moïse Landeroin par exemple qui va jusqu’à décrire quelques-uns des livres qu’Idris, le fagih du sultan Tambura, avait emportés avec lui depuis son Ouaddaï natal (aujourd’hui au Tchad, à la frontière avec le Darfour).
Cette missive doit être replacée dans le contexte plus large des autres lettres envoyées par les sultans azande — Zemio, mais aussi Sasa et Rafaï — lesquelles apportent encore bien d’autres informations sur l’Histoire de la région. Les documents qui nous sont parvenus ont été rédigés entre 1893 et 1899 — la plupart des lettres sont datées, bien que ce ne soit pas le cas de celle-ci, en suivant le calendrier hégirien en cours au Soudan voisin — et ne semblent constituer qu’une infime partie de la correspondance entre sultans azande et représentants de l’ÉIC, qui entretinrent des contacts de 1890 à 1911. Si les officiers belges firent appel à plusieurs interprètes et traducteurs maitrisant tant le français que l’arabe et recrutés au Proche-Orient, comme le Docteur Sabbagh, dont nous avons retrouvé l’une ou l’autre traduction dans les archives du commandant De Bauw, ou encore les Egyptiens Selim Talamas et Jacob Soliman et l’Irakien Ezekiel Matook (nous conservons l’orthographe de leurs noms tels qu’ils apparaissent dans les documents de l’ÉIC), c’est qu’il y avait suffisamment de travail à effectuer. Par ailleurs, les sultans azande n’écrivaient pas qu’aux Européens, bien sûr : parmi les lettres conservées, certaines ont été échangées entre sultans azande et commerçants soudanais, mais aussi entre Azande eux-mêmes, comme en témoigne un courrier envoyé par Rafaï à Zemio en 1893 ou en 1894. On peut aussi considérer que certaines lettres, tant en raison de la langue employée que de la manière d’écrire, ont été rédigées directement par certains sultans, sans passer par l’intermédiaire du faki — c’est très certainement le cas de la lettre de Sasa, dont on a conservé à la fois l’original et la traduction française faite sur place par le docteur Sabbagh : la langue utilisée est particulièrement proche de la langue parlée, et l’écriture ne semble pas maitrisée, elle n’est en tout cas certainement pas celle d’un scribe ou d’un faki et le docteur Sabbagh s’en plaint amèrement.
Par ailleurs, même si certains personnages et certains événements cités dans ces lettres restent obscurs — le nom des deux commerçants cités par Zemio par exemple, dont on imagine qu’ils sont venus du Soudan, sans en savoir plus — une foule d’autres informations de première main y apparaissent aussi, qu’il s’agisse du commerce d’ivoire, des relations avec les Mahdistes, de la présence d’esclaves, des denrées appréciées par les sultans (café, sel, sandales en cuir, mais aussi des biens importés d’Europe : armes à feu, parfum, tissus, boites à musique, etc.).
On peut encore agrandir le spectre de notre lecture de ces lettres officielles : si cette missive et le lot dont elle fait partie sont les seuls documents écrits émanant de la population locale et non de commerçants étrangers qui soient conservés pour cette époque, plusieurs indices nous indiquent qu’ailleurs au Congo, des chefs et souverains locaux ont échangé des lettres en arabe — ou en swahili en caractères arabes — de la même manière, c’est-à-dire grâce aux services de scribes attitrés ou occasionnels, capables de lire les missives reçues et d’y répondre. Ainsi, dans un courrier envoyé le 3 août 1893 depuis Zanzibar au roi Léopold II, le célèbre commerçant Hamad bin Muhammad al-Murjabi (c. 1840–1905), plus connu sous le nom de Tippo-Tip2, mentionne explicitement avoir envoyé des « lettres » au chef mkusu Ngongo Lutete, son ancien vassal passé ensuite aux côtés des Belges. Il faut aussi mentionner le cas du roi Msiri (m. 1891) à Bunkeya, la capitale du Garenganze, dans l’actuel Katanga, qui avait recours aux services des commerçants arabo-swahilis présents à sa cour pour rédiger des courriers, comme le remarquent notamment le missionnaire A. Swann lors de son séjour chez lui, ou encore le Capitaine Stairs.
Ce fut aussi le cas de certains chefs et souverains des pays voisins : au Buganda, le royaume qui donnera plus tard son nom à l’Ouganda, certains notables échangeaient également des missives en arabe grâce à la présence de scribes originaires de la Côte swahilie. Le roi Mtesa (m. 1884) par exemple envoyait des courriers en arabe à certains chefs de son royaume, mais aussi à l’extérieur, disposant lui-même de deux secrétaires, Masudi, originaire de la côte swahilie, et Idi, originaire des Comores. En conclusion, non seulement l’écriture arabe fut introduite dans certaines régions du Congo avant l’arrivée des Européens, mais en plus elle fut adoptée durablement par certains notables locaux, dans l’Uele notamment, qu’ils aient recours à des secrétaires ou qu’ils s’en servent eux-mêmes directement. Par ailleurs, l’écriture arabe n’était pas seulement un outil pratique permettant de communiquer de façon plus confidentielle avec des destinataires éloignés — entre Azande et Arabes, entre Azande eux-mêmes, et même entre Azande et Européens ! — elle faisait aussi partie d’un système culturel plus large, impliquant l’éducation religieuse, la confection d’amulettes, etc.
Xavier Luffin,
Université libre de Bruxelles
Notes
- Les Azande (singulier : Zande), vivent actuellement en RDC, au Sud-Soudan et en République centrafricaine. Leur langue, appelée le pazande, fait partie du groupe linguistique Niger-Congo. ↩︎
- Commerçant d’ivoire et d’esclaves originaire de Zanzibar, il opéra notamment dans l’est de l’ÉIC, où il fut d’ailleurs nommé officiellement gouverneur des Stanley Falls en 1887. Outre son autobiographie rédigée en kiswahili, la Maisha, traduite en plusieurs langues dont le français (voir bibliographie), on a conservé certaines de ses lettres en arabe et en kiswahili, notamment au Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren. ↩︎
Bibliographie
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